Ce que le chien a vu

C'était au cours des premières nuits des vacances : un chien se mettait à aboyer, mécaniquement, vers trois heures du matin. Encouragés, les chiens du voisinage se mettaient à lui répondre, de loin en loin, et cet échange canin croissait puis s'estompait par vagues jusqu'à l'aube.

C'était absolument exaspérant, les aboiements de chiens débordent d'une agressivité gratuite et obstinée.

La troisième nuit, je me trouvai à nouveau dans un état d'éveil aigu, tiré de mon sommeil par cet acharné quadrupède, et décidai d'en finir une fois pour toutes. Comment, je ne savais pas, mais cette alternance entre de belles journées ensoleillées de vacances et ces nuits blanchies à attendre le prochain chapelet de jappements furieux m'était devenue intolérable.

Je me levai, enfilai un jean, des bottes, une veste en cuir et descendis au garage chercher un manche de pioche. Dès que je m'étais éveillé, j'avais pensé au manche de pioche.

En fait, le chien était tout à côté. Cinquante mètres à peine le séparait de mes fenêtres et je le trouvai sans difficulté. Dans la pénombre, je pus discerner qu'il était noir, de la taille d'un labrador quoiqu'un peu plus bas sur pattes. Je marchai droit sur lui et il se mit à aboyer à mon encontre en reculant.

Le terrain est en pente et la maison derrière lui s'étage sur plusieurs niveaux : un escalier court le long d'un mur de trois mètres en haut duquel on accède à une mini-piscine puis, quelques marches encore plus haut, une véranda sur une double porte vitrée.

Battant en retraite à reculons, la bête montait marche à marche l'escalier et je m'y engage à sa suite. De toute évidence, le rapport des forces est en ma faveur et mon aura menaçante l'inquiète. Il se réfugia de l'autre côté de la piscine puis en haut de la deuxième volée de marches sans cesser d'aboyer et là je m'arrête, manche de pioche pendant au bout du bras. Je suis chez des gens, des maillots sèchent sur un banc et une bouée flotte, indifférente. Je pense : au Texas, je me ferais tirer dessus.

La lune éclaire la scène. J'ai le sentiment précis d'irradier une sainte colère, comme un halo tranquille et puissant, je suis immobile, planté dans le sol, j'attends. Je sais qu'il va se passer quelque chose, car cette colère me porte comme un cuirassé - même à l'arrêt elle avance sur son erre.

Les maîtres du chien vont sûrement se réveiller, maintenant qu'il aboie juste devant leurs fenêtres. Je vais leur expliquer calmement que leur animal m'empêche de dormir, nuit après nuit, et que ça ne peut pas continuer. Mais rien ne se passe, de longues minutes s'écoulent sans que les portes vitrées ne s'agitent, et toujours, par alternance de deux puis trois, deux puis trois, ces aboiements mécaniques. Les maîtres doivent être sourds, ivres morts ou les deux.

Nous sommes en plein milieu de la nuit. Ce qui s'y passe semble avoir oublié les rigueurs logiques du jour, et la matière de l'air me semble d'une épaisseur inhabituelle. Une dizaine de mètres me sépare de l'animal, nous sommes bloqués dans cet antagonisme sans issue. Il faut en sortir.

Voilà, ma colère explose. Tout en regardant le chien, je prends le manche de pioche à deux mains, l'élève vers le ciel puis, vertical, l'abats sur la dalle sous mes pieds en poussant un cri du fond de la gorge. Toute ma colère est dans ce cri, mon exaspération a trouvé sa voix, les trois nuits blanches volent en éclats d'un seul coup.

Comme frappé par la foudre, le chien en un dixième de seconde se fige puis se met à courir vers moi. Il m'est arrivé de me faire mordre, mais là je n'ai aucune crainte, mon indignation est une cuirasse impénétrable. Il passe à ma hauteur en un éclair, il est déjà derrière moi tendu dans sa course folle et le voilà qui saute dans le vide depuis ce mur de trois mètres, je ne le vois plus, je l'entends atterrir lourdement, loin, bien loin dans les fourrés, avec un jappement de douleur qui me surprend par sa détresse, sans arrêter pour autant sa fuite désespérée.

Puis le silence. La bulle a éclaté. Je me retrouve à quatre heures du matin sur une terrasse vide et plus de problème du tout. Le déroulement étrangement onirique de cette scène me laisse déconcerté : est-ce que ça s'est vraiment passé ? En même temps je sais qu'a eu lieu quelque chose de magique, mais comme dans un rêve qui finit bien, je ne me pose pas de question, je retourne me coucher et me rendors rapidement.

Je croisai le chien sur le chemin du lendemain. C'était en fin de journée et ses maîtres, des anglais, lui faisaient faire sa promenade du soir. Je remarquai qu'il boitait bas et en ressentis une honte soudaine. Après tout, c'était comme si je l'avais frappé. Crus-je discerner un éclair de soupçon dans l'oeil de son maître ? Mes yeux se portèrent vers ceux de l'animal et j'y vis le reflet de sa terreur nocturne. J'aurais donné cher pour voir ce qu'il avait vu cette nuit-là.

On ne l'entendit plus du reste des vacances.

mar 4 déc 2007

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Laurent de Wilde

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